Artiste autodidacte, Gaspard Noël utilise un langage engagé et poétique. Parfois son corps y foisonne, parfois il faut le chercher. Souvent il est nu et toujours parfaitement bien intégré dans l’environnement naturel. Pour Lense, il revient sur deux séries « Ciels » et « Futilités ». Entre similitudes et différences, il dévoile sa démarche photographique. (Photo d’ouverture : J’ai vogué sur un iceberg, 2015 © Gaspard Noël)
Comment décrirais-tu ton approche de la photographie ?
Tout ce que je fais découle du même mouvement. La photographie, la vidéo, les installations, l’écriture, chacune de ces branches créatives est issue du même élan dont la base la plus primaire est la rupture du quotidien. La photographie est une proposition d’un mode de vie alternatif et avant tout, un effort.
Lorsque je marche dans des endroits magnifiques et glacés, en écoutant la musique que j’aime et en rêvassant d’épopées superbes, devoir m’arrêter, déballer mon sac, installer mon matériel, me déshabiller … sont les dernières choses que j’ai envie de faire. Ce que je voudrais, alors, c’est continuer tout droit à l’infini, à sentir ma résistance s’évaporer petit à petit jusqu’à ce que je m’écroule à terre, les membres parcourus de décharges langoureuses d’épuisement. Ce qui me fait m’arrêter, c’est l’envie de donner naissance à quelque chose. Je suis fasciné par la capacité de création des humains en général, et par la mienne en particulier. La photographie est un moyen d’expression révolutionnaire en la matière : quoi de mieux, quoi de plus rapide, de plus fidèle, pour matérialiser une pensée que ce créateur d’image à la demande ? Je n’ai qu’à être mon idée le temps d’un clic, et la voilà éternelle.
Mon travail consiste d’une part à être à la recherche de ces possibles, de ces parenthèses dans le monde auxquelles ma présence pourrait ajouter une parcelle de sens, et d’une préparation continue par ailleurs afin d’être capable d’incarner ne serait-ce qu’un dixième de seconde ces instants idéaux.
Excepté la série « Ciels », tu ne pratiques que l’autoportrait, que cherches-tu à montrer à travers cette série ?
Ma série « Ciels » s’est pour ainsi dire imposée à moi sans que j’aie mon mot à dire. Je discutais un jour avec un ami chez moi quand, en jetant un coup d’œil distrait par la fenêtre, j’ai vu un immense visage enflammé plonger en hurlant vers nous. J’ai couru chercher mon appareil et me suis précipité dehors, priant pour que l’apparition soit encore là, et elle l’était. Comme j’étais habitué déjà à faire des panoramas pour mes autoportraits, j’ai adopté la même technique de prendre le paysage que j’avais sous les yeux en beaucoup de photos et de ces 200 premiers clichés est né « Torquemada ».
Après cet événement extraordinaire, j’ai passé à peu près deux ans à toujours garder les yeux rivés vers notre plafond à tous, à guetter des formes, des couleurs, des textures qui m’inspireraient. Et j’ai pris plus de 100 000 bouts de ciels, plus ou moins compatibles les uns avec les autres, que j’ai assemblés ensuite pour faire des œuvres géantes, plus ou moins homogènes.
Tu dis que c’est une série qui fait exception à ma pratique de l’autoportrait mais je n’en suis pas si sûr. À chacun de ces « Ciels », j’ai donné pour titre le nom d’un personnage qui a façonné mon imaginaire. Des auteurs, des inventeurs, des héros, des peintres, des figures historiques. Ceux, parmi la multitude ayant peuplé nos terres réelles ou imaginaires, à qui j’estime devoir une partie de ma personnalité actuelle.
Telle que je la présente habituellement, je fais passer cette série pour la preuve que la nature possède une infinité de variations, tout comme notre intelligence, et que l’on peut en fait retrouver presque toutes les images issues de notre immense patrimoine culturel juste en regardant au-dessus de nos têtes. Ainsi, comme dans presque tout ce que je fais, je veux essayer de faire accéder les gens à cette idée que chacun de nous héberge en son sein, à l’état de potentialité, le génie de notre espèce toute entière.
Mais, derrière cette intention, se cache une autre interprétation de cette série : elle est, pour le plus chevronné de mes spectateurs, une clé absolue pour comprendre mes autoportraits. C’est la carte de mes lectures, de mes inspirations, de mes admirations, et plus loin encore, de comment je perçois physiquement chacune d’elles.
Faut-il être nécessairement nu et/ou dans la nature pour être libre ?
Non.
La liberté est un état d’esprit qu’on peut acquérir et conserver dans n’importe quelle situation. C’est un mouvement intérieur dont ni les manifestations, ni l’ampleur ne sont primordiales.
Par la nudité ou le contact avec la nature, cependant, la sensation de liberté est plus immédiate. Par l’espace et la solitude, plus encore.
Il est plus aisé de « faire ce qui vient ». Ma définition de la liberté est différente selon que l’on soit le seul être vivant au milieu d’un désert ou que l’on soit bloqué entre deux aisselles dans une rame de métro. Mais en réalité, nous ne sommes contraints que par notre humeur et notre imagination. Une créativité et une joie infinies se rient allègrement des contingences.
Quel est ton rapport à la nature ?
C’est un rapport fraternel.
J’ai grandi avec elle, je veux qu’elle aille le mieux possible, je me sens bien à ses côtés. Parfois, je peux ne pas la voir pendant un long moment sans que j’en souffre car je ressens au fond de moi sa présence, comme une trame indélébile. Elle existe, et j’en suis heureux.
Nos joutes sont toujours dépourvues de toute trace de haine ou de rancœur, ou même seulement d’inimitié. Nos confrontations ne débouchent ni sur un rapport de force, ni sur une conquête, ni sur une destruction. Mais plutôt sur une élévation de compréhension.
Compagnon de vie, partenaire de jeu, force chargée d’audace, d’intelligence, d’émotion, et de confiance.
Bref, « fraternel ».
Quelle est la place du corps dans tes actes de résistance ? Tu ne pratiques pas l’autoportrait pour la série « Ciels ». Pourquoi ?
Si je n’apparais pas dans ma série « Ciels », c’est d’une part parce que, comme expliqué plus haut, la part d’autoportrait de cette série est située sur un autre plan et, plus prosaïquement, parce que je ne sais pas voler. Je suis réellement allé là où j’ai pris tous mes autoportraits, et j’ai réellement fait tout ce qu’on m’y voit faire, il n’y a pas de trucage, c’est un point essentiel pour moi. Comme le ciel m’est inaccessible, je n’y suis pas.
Mon travail d’autoportraitiste est celui de l’incarnation par mon seul corps mis en situation d’idées ou d’images, d’une philosophie, qui me viennent et que je tiens à faire partager. À ce titre, dans mes actes de résistance comme dans les autres, mon corps est l’outil de transmission. À travers les prouesses que j’exige de mon corps, j’espère insuffler l’idée d’une résistance plus globale, psychique, quotidienne, collective, qui pourrait servir de base à une société d’une bienveillance imperturbable.
Qui de l’homme ou de la nature a le plus intérêt à résister… face à la société ?
Je suis de ceux qui croient que la nature n’a rien à craindre des hommes. Je ne suis absolument pas climato-sceptique, mais je crois que la Terre est un organisme d’une complexité et d’une puissance qu’on peine à imaginer, et qu’elle saura récupérer un jour ou l’autre d’à peu près tout ce qu’on peut lui faire subir. Des espèces mourront par milliers, les climats seront bouleversés, la Terre fera quelques tours autour du Soleil, oubliera cette période, fera peau neuve, et relancera un tour de Vie où les choses se passeront d’une autre manière. Sur son échelle de temps, une extinction massive de sa biosphère ne vaut pas plus qu’une méchante déprime, dont elle se remettra.
Même à un niveau moins cosmique, je crois qu’on sous-estime la capacité d’adaptation des espèces actuellement locataires de cette planète. Je ne suis pas entièrement persuadé qu’on ne s’empoisonnera pas tous avant d’avoir réussi à empoisonner tous les autres. Et, par ailleurs, je ne sais pas non plus à quel point les espèces que nous tuons nous en veulent. Y’a-t-il une différence qualitative entre une extinction naturelle et une autre provoquée par les perturbations apportées par les humains ? Ce que je veux dire par là, c’est que je ne crois pas qu’il existe de justice divine ou terrestre qui soit en train de pointer son fusil vers nous parce que nous déconnons trop avec le monde dans lequel on habite.
Nous sommes seuls face à notre conscience. Notre façon de nous comporter jusqu’ici n’est fondamentalement ni criminelle, ni contre-nature. Mais elle détermine l’espèce que nous sommes et que nous serons. À nous de décider, ensemble, ce que nous voulons être durant les quelques siècles ou millénaires qu’il nous reste à vivre en tant que civilisation intelligente éphémère. Voulons-nous être dominateurs, ou régulateurs ? Voulons-nous, par curiosité, par orgueil, pousser le progrès à l’infini, voir jusqu’où nous pouvons pousser nos forces intellectuelles, jusqu’où nous pouvons étendre notre mainmise, voulons-nous courir de toutes nos forces vers l’avant, sans nous soucier de ce que l’on écrase ni de la réelle solidité du sol sur lequel nous marchons, au risque de finir par tomber dans l’infâme brasier où nous aurons jeté avant nous tous nos voisins ? Ou bien préférons-nous prendre conscience, préserver, aider, observer, ralentir, assurer, profiter ?
Les deux tendances existent, je crois, depuis toujours.
J’espère que mes photos disent bien à laquelle j’appartiens et que, en bon partisan, je considère comme la Résistance.
Comment as-tu préparé ces deux séries ?
Elles découlent de deux approches très différentes.
Je n’ai pour ainsi dire rien préparé pour les Ciels. J’ai juste été en observation constante pendant deux ans, en disponibilité. J’ai pris au cours de cette longue période près de 100 000 photos pour constituer à peu près 200 ciels.
Pour « Futilités », qui est une série d’autoportraits, sur le thème de la résistance, cela est très différent pour plusieurs raisons. La principale étant que c’est une série conscrite dans le temps. Je suis parti 3 semaines en Islande pour la photographier : une courte durée donc. Sur place, je devais pouvoir me consacrer entièrement à la réalisation de mes autoportraits. Ce qui implique une énorme préparation préalable.
Une préparation physique d’abord. Je fais de l’exercice en permanence mais avant de partir, j’ai suivi un programme particulièrement éprouvant pendant deux mois. Entre 4 et 5 heures d’entrainement par jour. Car il fallait, une fois sur place, que je sois capable de porter entre 15 et 40 kilos de matériel toute une journée, en promenade à la recherche de spots où je pourrais prendre une photographie. Il me fallait aussi conserver des forces pour prendre les photographies elles-mêmes une fois les spots trouvés : escalader cent fois la même colline, plonger dix fois dans la même rivière glacée, pousser ce caillou encore et encore jusqu’à ce que le résultat soit satisfaisant. J’avais besoin d’avoir une endurance à toute épreuve et d’être explosif à des moments ponctuels. Il me fallait aussi récupérer le plus vite possible. Je n’avais qu’une nuit pour me remettre avant de recommencer. Un rythme à conserver pendant trois semaines.
Sur place, j’ai adopté un mode de vie monacal : je me couchais avant 22h, ne buvais pas d’alcool et je mangeais le plus sainement possible. Je travaille, je mange et je dors, rien d’autre.
Quant à la préparation du voyage, j’ai étudié durant trois mois tous les livres, sites, blogs, cartes que je pouvais trouver sur l’Islande jusqu’à connaître par cœur l’île. Une période nécessaire pour pouvoir naviguer le plus efficacement possible une fois sur place. J’ai développé une sorte de sensation du territoire islandais. Je ne peux me donner réellement à fond dans ma pratique que si, j’ai l’impression d’être chez moi. J’ai commencé les autoportraits dans ma chambre, quand j’étais au lycée. Cette sensation de bulle, d’espace qui m’appartient et au sein duquel je fais littéralement ce que je veux est une sensation dont j’ai besoin pour pouvoir donner le meilleur de moi-même.
Enfin, il y a eu la préparation des photographies et de la série en elles-mêmes. « Futilités » rassemble des photographies de nu ainsi qu’une demi-douzaine de personnages, dont chacun possède un accoutrement personnalisé. J’ai donc dû les inventer, eux et leur histoire, puis penser et trouver les accessoires et tenues qui les caractériseraient. Je suis parti avec 80 kg de matériel sur le dos, dont une lance, une cotte de maille et 40 mètres de chaines.
Les idées fusent en permanence : je les emmagasine toutes afin de pouvoir le restituer pendant la prise des séries. Les idées peuvent partir un peu dans tous les sens, elles viennent de toutes mes expériences du quotidien et de lectures passées ainsi que de toute ma vie en général. Avant de partir, j’ai analysé les tendances principales, ce qui me fascinais le plus. Quand je suis parti en Islande, c’était assez clair : c’était la résistance.
Quelles étaient les contraintes techniques majeures pour chacune de ces deux séries ?
Pour mes Ciels, la contrainte technique la plus importante est le poids de mes images. Certains de mes Ciels sont constitués de plus de 300 photographies en haute définition, et pèsent plus de 20 Go. Il m’a fallu parfois pour les assembler attendre 24 heures entre chacune des opérations que je lançais sur mon ordinateur. Un véritable travail d’orfèvrerie, à l’échelle d’une cathédrale.
Pour « Futilités ». L’intégralité de cette séquence a été une difficulté, ce qui était d’ailleurs volontaire de façon à me forcer dans une posture de résistance, que je le veuille ou non. Dans la prise même des photographies, la plus grande difficulté de mes autoportraits est que je les constitue comme des panoramas. Ils sont donc formés de plusieurs photographies, prises sur place – en extérieur donc -, avec un contrôle nul sur la lumière qui devait être la plus stable possible pour pouvoir assembler les images ensuite. Sauf qu’en Islande, le vent souffle en permanence et les nuages défilent à toute allure. La lumière changeait tout le temps. Il a fallu composer avec cet élément tout au long du voyage, soit en prenant les photographies en folle urgence, soit en faisant preuve de patience et en attendant que reviennent, par alternance, les justes lumières.
Tes titres sont toujours sensés, comment les choisis-tu ?
Entre la prise de vue de mes images et leur apparition, il y a souvent un assez long temps d’attente, entre une semaine et six mois, si bien que je les re-découvre presque avec un œil neuf, passif, non-acteur.
Lorsque je construis l’image, je n’ai que l’œil du technicien. Quand le technicien est heureux, viens le troisième œil : celui de spectateur. Et c’est lui qui nomme. J’observe l’image sous toutes ses coutures. J’en analyse les cent possibles interprétations et j’essaye soit de faire une synthèse, soit de choisir parmi tous ces possibles celui qui me plait le plus, ou celui qui sonne le mieux. Il y a une exception à cela : si je pense à un titre qui me fait vraiment rire, alors je le choisis immédiatement. C’est une façon de m’empêcher de me prendre trop au sérieux.
« Futilités » vs « Ciels », au concret s’oppose l’abstrait, qu’est-ce qui motive ce choix de langage ?
Pour moi, tout est sujet à imagination.
Il n’est pas compliqué de savoir pourquoi j’ai nommé mes ciels « Ciels ».
« Futilités » est un mot qui m’est tombé dessus alors que j’étais en train de photographier cette série, au milieu de mon voyage en Islande. Il était tard, un soir, le soleil avait disparu depuis longtemps derrière les parois du canyon au fond duquel j’étais, et il commençait à faire vraiment froid. J’étais nu dans un ruisseau à essayer de soulever un rocher qui était bien trop lourd et impossible à faire bouger. Entre deux prises, j’ai été pris d’un petit vertige et je me suis assis sur le rocher sur lequel je m’acharnais, j’ai regardé l’œil noir de mon objectif braqué sur moi et j’ai ri. Jamais de ma vie la question : « Mais qu’est-ce que je fous-là ? » n’avait sonné si fort dans ma tête.
J’oscille pourtant depuis longtemps entre l’impression de faire un travail essentiel et la conscience de son absurdité. Malgré cela, j’ai touché du doigt, là-bas, nu au milieu de nulle part face à un miroir mort, un sentiment de vacuité absolu qui m’a semblé important.
Tu as un rapport fort aux mots. Il me semble que tu as un projet de livre ?
Je n’en dirai pas trop à ce sujet. J’ai la fâcheuse tendance, lorsque j’écris, de considérer que mon travail est fini à partir du moment où je me mets à en parler. Je peux vous dire qu’il s’agit d’un roman de science-fiction dans lequel une société idéale sera confronter à un problème insoluble. À ce travers ce récit plutôt aventureux, on retrouvera bien évidemment l’ambiance de mes photographies.
Photographe ? Poète ? Citoyen engagé ? Qui es-tu Gaspard Noel ?
Je ne suis rien de tout ça. Pour mériter un titre, il faut vivre pour et par lui, il faut une implication et une fidélité à toute épreuve. Ce n’est mon cas ni pour la photographie, ni pour la poésie, ni pour l’engagement citoyen.
Je suis l’homme le plus chanceux au monde. L’univers entier s’acharne à rendre ma vie la plus simple et la plus agréable possible. Depuis l’environnement qui m’a vu naître jusqu’à mon caractère et ma santé, tout semble avoir été mis en place de façon à me permettre l’existence la plus libre qui soit, dans laquelle je ne pourrais expérimenter la souffrance que par empathie et l’entrave que par imagination.
En échange de ce don inégalable que j’ai reçu par pur hasard, il me semble qu’il n’est que justice que j’essaye d’être le meilleur homme possible, et que je donne sans compter autour de moi de la denrée, précieuse entre toutes, qu’on m’a permis de cultiver : une identité, sur laquelle j’essaye de faire pousser des graines d’unicité.
Quand la récolte est bonne, j’ai fugitivement l’impression d’avoir un peu remboursé ma dette. Quand elle ne l’est pas, je dois fugitivement faire face à cette irréfutable réalité que j’ai gâché un temps, un espace et une énergie qui auraient pu peut-être mieux participer à l’amélioration du monde. Une fois les lauriers contemplés ou la pénitence subie, je me remets au boulot.
La photographie, la poésie, la philosophie, l’engagement, tout ça, ce ne sont que les différents paragraphes d’un tract unique dont le mot d’ordre est celui-ci que je dois au cosmos de faire de mon mieux.
Pour (re)découvrir le travail de Gaspard Noël : www.gaspardnoel.fr et son Facebook.
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