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Portrait de Photographe – Julien Magre :
Les Misérables, une expérience hors norme et humaine incroyable

Les  Misérables de Ladj Ly est un film sur l’enfance. Et c’est ce qui a plu au photographe Julien Magre. Il a accepté tout de suite quand on lui a proposé de faire le photographe de plateau sur le tournage. (Photo d’ouverture : Les Misérables, © Julien Magre)

Dans ce long entretien, Julien trouve des mots justes pour faire liaison entre son travail façonné d’images noir et blanc d’un monde silencieux et introspectif à celui du chaos, des cris et de la tension. Loin du sujet politique du film et de la frénésie de Cannes et peut-être des oscars (pour lesquels le film représente la France), Julien évoque cette expérience comme étant celle d’un espoir fou auquel la photo permet de croire.

Les Misérables, © Julien Magre
Est-ce la première fois que vous êtes photographe de plateau ? Comment est né ce projet ?

Oui, absolument ! C’est Mathieu Robinet, un ami qui connaissait mes photos et qui a travaillé sur la génèse du film, qui m’a proposé de faire les photos de plateau du film de Ladj Ly! J’ai d’abord vu son court métrage (2017) et lu ensuite le scénario que j’ai trouvé incroyable. Il m’a fait rencontrer ensuite le producteur, Toufik Ayadi, à qui j’ai montré mes livres… ça lui a plu. C’était en  avril ou juin 2018 et le tournage a commencé en août… Je suis arrivé sur le plateau en septembre et je suis resté une dizaine de jours.

Ladj Ly, © Julien Magre
Le thème du film paraît aux antipodes de votre travail personnel où vous photographiez l’intimité, où vos images reflètent une introspection, un monde silencieux… Comment avez-vous appréhendé cet écart ?

En apparence, cela paraît très éloigné… mais en réalité pas tant que ça !

J’ai vraiment abordé cette commande comme si c’était mon travail personnel. D’abord, je me suis dit, fais comme si tu étais un personnage du film et que tu connaissais les acteurs depuis toujours, leurs rôles. Je me suis dit aussi, essaie de raconter leurs histoires, de montrer ce qu’ils sont. Je me suis, d’une certaine façon, faufilé dans l’intimité du film, dans la fabrication de celui-ci.

Mais c’est un film politique également…

Oui bien sûr, c’est un film politique mais aussi très intime. Il y a trois scènes qui montrent trois moments de vie, d’intimité de ces trois flics, et c’est précisément ces trois scènes qui font prendre conscience, que leurs vies aussi sont misérables. Mon travail repose beaucoup sur cette idée d’intimité, d’incarnation, de filiation et de relation entre les êtres. La seule différence est qu’il n’y a pas, dans mon travail, de revendication politique, en tout les cas, pas à première vue. La colère est peut-être aussi plus sous-jacente dans mes images, plus silencieuse.

Un autre point aussi qui fait que ce travail s’inscrit pleinement dans ma démarche : je suis  très attaché à l’enfance et dans Les Misérables, ce sont les enfants qui font basculer le récit et qui, d’une certaine manière, cherchent la vérité et la détiennent peut-être. Ils y occupent une place centrale et essentielle. Les photographier, c’est être face à des regards qui ne mentent pas, qui ne jouent pas non plus. Ils ne sont jamais dans la pitié, ils donnent simplement ce qu’ils ont envie de vous donner. Cette simplicité et forme de vérité m’ont toujours bouleversé en photographie.

Enfin dernier point, le film se déroulent sur 24 heures. Deux de mes séries récentes (« La moindre lumière », 2018 et « Sœur… Frère », 2019) ont cette même unité de temps et d’espace. J’aime beaucoup cette idée de condensation de temps, d’ellipses. C’est une forme de liberté absolue que de pouvoir jouer avec le temps, de le broyer ou de l’étendre à l’infini.

Les Misérables, © Julien Magre
Pourquoi avoir fait le choix de la couleur ?

En fait, la question ne s’est pas posée ! d’abord parce que le film a été tourné en couleur et qu’il y a un côté documentaire, dans la première partie du film, qu’il fallait conserver. Le noir et blanc aurait été, à mon sens, trop esthétisant.

Dans le film, les barres d’immeubles sont traitées comme des personnages. Elles ont un vrai rôle et sont filmées comme tels. Dans vos images, les personnages ont pris le pas sur la cité, les immeubles… est-ce un choix ?

Oui, c’est vrai ! Mais finalement j’avais peur de ce cliché. Dans le film, les plans des barres d’immeubles sont sublimes car sont magnifiquement filmés par un drône que je n’avais pas (rires). Ce qui me paraissait le plus intéressant à montrer, c’était comment les personnages déambulent, occupent cette cité et comment ils s’approprient les espaces.

Les Misérables, © Julien Magre
Comment placez-vous cette  expérience dans votre travail photographique ?

Il n’y a pas de comparaison possible avec ce que j’ai fait auparavant. Ce fut une expérience hors norme et humaine incroyable, une expérience extrêmement forte. Dans ma pratique, c’est assez rare de travailler en équipe… Là, c’était extraordinaire de sentir l’énergie commune de ces 50-60 personnes qui allaient dans le même sens, dans la même direction…  Sur le tournage, Ladj Ly a eu une énergie fabuleuse et est resté d’une grande humilité, et ça, ça m’a donné des ailes (rires). Comme dans le film, Ladj Ly a traité tout le monde au même niveau, sans jugement, c’est tellement rare.

Plus concrètement, quel a été votre rapport avec les comédiens ?

Les comédiens principaux Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Zonga (et tous les acteurs et figurants du film) ont  été incroyablement disponibles pour mes images et patients avec moi. Ils m’ont accueilli, ont pris le temps de parler avec moi. Cela m’a permis de « poser mon regard », de prendre le temps de regarder et de bien faire les choses ! Quand j’ai vu le film, j’étais, bien sûr, en colère de ce monde dans lequel on vit, de cette cartographie de la misère humaine, mais en même temps j’y ai vu un peu d’espoir. C’est à nous maintenant de prendre soin de l’autre,  d’y être attentif, de protéger nos enfants. Les politiques aussi doivent réagir  urgemment car tout peut vriller très vite. Je ne remercierai jamais assez Ladj Ly, pour l’acuité de son regard à montrer l’urgence du monde et l’humanité et Mathieu Robinet pour sa confiance.

Le film a remporté le prix du Jury au dernier festival de Cannes et est parti pour concourir dans la catégorie Meilleur film étranger aux oscars qui auront lieu le 9 février prochain.


Les Misérables, France, 2019,
un film de Ladj Ly.

Scénario : Alexis Manenti, Giordano Gederlini, Ladj Ly
Avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga, Issa Perica, Almany Kanouté, Al-Hassan Ly, Steve Tientcheu, Nizar Ben Fatma, Jeanne Balibar
Image : Julien Poupard
Montage : Flora Volpelière
Musique : Pink Noise
Production : SRAB film

Julien Magre est représenté par la Galerie Le Réverbère à Lyon.-
Le site de julien : http://julienmagre.fr/

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